Crépuscule

Crépuscule – Chapitre 8

Je n’en peux plus.

Je ne veux plus de cette double vie que je mène depuis trop longtemps. Je ne supporte plus tous ces mystères, tous ces secrets trop lourds à porter, toutes ces trahisons.

Le temps des mensonges est terminé.

Je suis Ptoléméus.

Et je vais raconter mon histoire.

 

En hommage respectueux aux créateurs d’Elite : Dangerous, à la Wing Atlantis, aux Black Birds – et au cmdr Aymerix,  celui par qui les aventures arrivent.

 

 

Chapitre 8

La nausée

 

HIP 18077 6B, 8 avril 3303

 

On aurait dit des melons, ou des courges. Oui, c’était cela : un grand champ de pastèques oranges, improbables, qui poussaient dans un sol stérile, en l’absence de toute atmosphère, sous un ciel peuplé d’étoiles immobiles. Au loin, un peu au-dessus de l’horizon, une boule de gaz, sertie dans un anneau, jetait sur ce paysage de désolation des lueurs pourpres, vaguement inquiétantes.

Mary avait grimpé à mes côtés, à bord du buggy que j’embarquais toujours dans la soute de l’Almageste pour explorer la surface des planètes. Nous roulions au milieu de ces  espèces de cucurbites étranges, tantôt oblongs, tantôt sphériques. J’avais l’impression de traverser une foule compacte de silhouettes à l’aspect grotesque, comme des hommes-poires qui nous auraient regardé passer d’un air narquois et ironique.

– Ils ont grandi… c’est incroyable. »

Car ces choses qui se dressaient autour de nous, sur les cailloux gris et mornes de ce planétoïde desséché, il semblait bien qu’elles fussent vivantes. La découverte remontait à quelques mois, et elle avait fait la une du Galnet : on venait alors de découvrir des formes de vie inconnues aux abords de la nébuleuse NGC 1499, dite « Californie ». Aussitôt, la communauté se mobilisa pour qu’une station scientifique fût installée à proximité.  On la baptisa du nom de Mahon, Premier Ministre de l’Alliance, qui en avait commandité la rapide construction. C’est sur ce modeste avant-poste planétaire, perdu à quelque cinq cents années lumières de Sol, que j’avais atterri quelques jours auparavant.

– Arrête-toi, s’il te plaît, me demanda Mary en posant la main sur mon épaule.

Je débloquai l’ouverture du buggy. Son corps svelte était engoncé dans le scaphandre pressurisé qui permettait de s’aventurer sur le sol rocheux. Elle peina à s’extraire du véhicule, mais la faible gravité eût tôt fait de lui rendre sa grâce et son agilité. Quelques bonds adroits lui permirent de s’approcher tout près d’une de ces citrouilles orangées parcourues de stries noires. Je la suivis. A l’aide d’un couteau, elle gratta une excroissance qui se développait comme une tumeur à la surface de l’entité. Elle détacha un peu de cette substance flasque et spongieuse, qui ressemblait à un corail, ou au lobe d’un cerveau ; elle la déposa au fond d’une boîte de pétri qu’elle avait sorti d’une poche de sa combinaison. Elle répéta l’opération un peu plus loin, et préleva de nouveaux échantillons. La xénobiologiste était à son aise dans cet endroit lugubre peuplé de créatures répugnantes.

– Regarde » me dit-elle vivement, en désignant du doigt la matière molle qui croissait sur un de ces végétaux.

Cordyceps

 

 

– Ce sont des champignons », continua-t-elle. « Ils sont anaérobies, mais au fond assez similaires à certaines espèces qu’on trouvait autrefois sur la Terre. Celui-ci, par exemple, c’est un cordyceps. L’autre, là-bas, un polypore : une variété qui se développe d’habitude sur les vieux troncs en décomposition.

Le flamboiement rougeâtre jeté par la nébuleuse ajoutait des teintes sinistres à cette flore hideuse que mon amie manipulait avec une méticuleuse passion. Pour moi, je ne partageai pas l’enthousiasme de Mary. Toute cette vie ignoble, qui se répandait au milieu de cette surface rocheuse inhospitalière… Ces masses obscènes et en désordre, ces écorces boursouflées qui s’étalaient, abjectes, devant moi, parcourues de zébrures noires… j’en avais la nausée. Toute ces existences inattendues n’étaient pas à leur place ici. Elles étaient de trop sur cette planète reculée. Et moi aussi, je me sentais vaguement de trop, inutile et veule, parmi ces masses absurdes et monstrueuses.

– Bah, tout ça me dégoûte un peu, avouai-je.

Elle me fixa à travers la visière de son casque

– Tu ne comprends pas… Certains des champignons qui poussent ici sont entomopathogènes. C’est-à-dire qu’ils s’attaquent aux insectes. Ils parasitent leur hôte, ils s’en nourrissent, et finissent par les tuer. J’ai vu déjà des guêpes et des araignées monstrueusement défigurées par les tentacules de cordyceps qui avaient fini par transpercer leur carapace. Certaines espèces, comme le cordyceps unilateralis.  peuvent s’immiscer dans le cerveau des animaux infectés et en prendre le contrôle. On a vu ainsi des fourmis transformées en zombies, et conduites malgré elles à se déplacer vers des environnements favorables au développement des parasites. Tous ces champignons sont en revanche parfaitement inoffensifs pour les êtres humains. Tu comprends les implications ?

Je ne les saisissais que trop bien, hélas, et je ne savais ce qu’il convenait d’en penser.

Pendant que Mary prélevait ses holotypes, des drones de surveillance automatisés s’étaient insensiblement rapprochés de nous et commençaient à s’intéresser de près à nos activités. Visiblement, les gens de la base Mahon n’appréciaient pas qu’on traîne trop longtemps dans leur champignonnière.

– Allez, on rentre. Il ne fait pas bon s’éterniser par ici.

Je n’étais pas fâché de quitter ce potager maudit. Nous regagnâmes le buggy et roulâmes en silence jusqu’à la base, située à quelques kilomètres à peine. Autour d’un grand silo marqué du symbole de l’Alliance se dressaient les laboratoires, les bâtiments techniques et administratifs, quelques logements et un modeste marché. Un petit spatioport permettait l’acheminement des vivres, du matériel et des savants. Des vaisseaux de surveillance patrouillaient dans le ciel noir, tandis qu’un drone de classe Goliath, lourdement armé, pataud, arrachait péniblement sa masse à quelques mètres au-dessus du sol. Doté de puissants missiles, il arpentait les avenues de la base en soulevant d’épais nuages de poussière brune. Que pouvaient bien redouter les scientifiques retranchés ici, pour requérir un tel déploiement de forces de sécurité ?

 

Base de recherche Edmund Mahon

 

Une fois le véhicule tout-terrain remisé dans la cale de l’Almageste, et après avoir revêtu une tenue plus appropriée que nos pesants scaphandres, nous parcourûmes une série de tunnels qui serpentaient sous les installations. Ils nous conduisirent jusqu’au siège du Research Turner Group qui dirigeait la station pour le compte de l’Alliance. Nous avions rendez-vous avec le gouverneur, un militaire nommé Scout Ramsay. Un officier nous fit patienter dans un bureau sobre, pourvu d’un mobilier fonctionnel minimal. Une fenêtre épaisse donnait sur un gigantesque télescope dressé vers le ciel. Au mur étaient suspendus quelques photos de la capitale Alioth, et un portrait du Premier Ministre, bien en chair, la main sur le coeur, un air franc et débonnaire sur le visage.

 

Edmund Mahon,
Premier Ministre de l’Alliance

Des trois super-puissances qui se partageaient la partie habitée de la galaxie, l’Alliance paraissait à coup sûr comme la plus sympathique. Si la Fédération se prévalait de démocratie, elle était gangrenée par la corruption, et subissait des dérives autoritaires et militaires. De son côté, l’empire Duval cultivait certes un code moral exigeant, fondé sur l’honneur et le mérite, et tenait en haute estime l’élégance et le raffinement ; mais ce brillant vernis impérial et aristocratique masquait mal un régime totalitaire dont l’esclavage constituait encore un pilier essentiel. Pendant longtemps, la guerre avait faire rage entre ces deux géants. C’est pour tenter de contrer leurs menées hégémoniques que, dans les années 2230, des systèmes autonomes s’étaient réunis pour former l’Alliance des Etats indépendants. Cette confédération souple professait des valeurs de tolérance, le multiculturalisme et la défense des droits humains.

En vérité, je n’étais pas bien persuadé de la probité parfaite ni de l’idéalisme impeccable de cette faction. Je tentai surtout de rassurer ma conscience. Je n’étais pas très fier de la décision que j’avais prise en arrivant ici.

– Je me méfie de ces gens, malgré leurs airs de champions de la liberté », me glissa Mary à mi-voix.

– Et pourquoi donc ?

– Il ne valent pas mieux que ces snobinards de l’Empire, ni que les pourritures de la Fédé. Toutes ces bases construites à tour de bras aux quatre coins de la nébuleuse Californie, c’est pour quoi faire à ton avis ?

– Mais… pour la science, sans doute…

– Pour la science ! L’amour gratuit et désintéressé de la recherche ! Par le dieu de Van Maanen  ! Non, mais réveille-toi, Ptoléméus ! Regarde : tu te trouves dans une usine d’armes biologiques dévastatrices ! Les Thargoïds sont des arthropodes, tu comprends ? Des insectes !

– Mais… justement, l’Alliance n’a-t-elle pas au contraire protégé les Thargoïds, en leur fournissant l’antidote à ce virus  qui nous avait permis de remporter la victoire au cours de la guerre alien ?

– Des rumeurs… Rien n’a jamais été prouvé.

– Et les enfants de Raxxla ne rendent-ils pas l’humanité responsable de ce conflit meurtrier ? Ne prétendent-ils pas que les hommes se sont rendus coupables de génocide envers cette race extra-terrestre, qui avait pourtant mis la Voie Lactée à feu et à sang pendant des décennies ?

– Les Enfants de Raxxla ne représentent pas l’Alliance. Ils sont désormais aux ordres de cette sénatrice rebelle de l’Empire qui se fait appeler Salomé, et qui est à moitié folle.

– Mary, tu te souviens que nous avons fait le vœu d’éclaircir ces mystères. Et tu connais la raison de ce serment. Pourquoi ne resterais-tu pas ici ? Tu es une sommité, dans ton milieu. Les gars du Turner Group vont te dérouler le tapis rouge si tu acceptes de demeurer avec eux.

– Moi ? Travailler pour ces traîtres de l’Alliance ? On ne sait pas s’ils préparent une guerre bactériologique atroce, s’ils font le lit de ces aliens qu’on dit sur le point de revenir, ou si même ils ne préparent pas une armée de zombies extra-terrestres !

– Justement, quel meilleur moyen de deviner leurs intentions que de garder un œil sur ce qui se trame ici ?

– Et pourquoi penses-tu que je serais la bienvenue ?

La porte s’ouvrit soudain. Le général entra. Rondouillard, bonhomme, le cheveu rare, souriant dans son uniforme, il portait sur l’épaule gauche l’insigne aux trois triangles emboîtés que l’Alliance avait pris pour emblème.

– Bienvenue, Ptoléméus. Cela fait toujours plaisir de retrouver des amis. Surtout dans ce trou perdu » soupira notre hôte. « Mais je vois que vous n’êtes pas venu seul. La présence ici d’une scientifique aussi talentueuse nous honore, Professeur Curry. »

Docteur Curry suffira », répondit mon amie, d’une voix glaciale, raide comme un piquet. Elle serra à contre-coeur la main que lui tendait son interlocuteur. Il nous invita à nous asseoir et prit place derrière un bureau de verre. Quelques dossiers étaient étalés devant lui. Plusieurs portaient un tampon marqué « Confidentiel ».

– J’ai reçu votre message, Ptoléméus. J’ai transmis votre proposition en haut lieu, et elle a été reçue favorablement. En fait, c’est une opportunité que nous allons nous empresser de saisir.

Il se tourna vers mon amie avant de poursuivre.

– Au nom du groupe Turner et de l’Alliance, je suis fier et heureux de vous recevoir parmi nous, Docteur. Votre réputation vous a précédée, et nous ne doutons pas que votre engagement à nos côtés sera un atout précieux.

Mary blêmit. Elle me jeta un regard désespéré qui me déchira le coeur.

– Quoi ?

– Ptoléméus nous a fait part il y a quelques jours de votre intention de nous rejoindre, et nous a prévenus de votre arrivée. Mon officier d’ordonnance vous conduira dans vos quartiers. Dès que vous serez reposée, nous vous ferons visiter nos laboratoires. Nous aimerions solliciter votre expertise sur plusieurs observations en cours, si vous en êtes d’accord bien sûr.

Mary, pâle, décomposée, le visage défait, parut tomber en poussière. Elle me regarda, stupéfaite.

– J’avais pensé que… peut-être…

– Quoi ?

– Non, rien… murmura mon amie.

Je feignis l’enthousiasme.

– On t’offre ici une perspective de carrière unique, tu te rends compte ? L’Alliance dispose de moyens sans commune mesure avec l’atelier de bricolage qui te servait de labo à Shangdi.

– Certes, bredouilla mon amie d’une voix cassée.

Son désarroi me brisait, et je comprenais ses réticences, mais il fallait que je la protège des Black Birds. Elle serait en sécurité ici. Je ne pouvais tout de même pas l’entraîner dans les aventures périlleuses qui m’attendaient. Et puis, il fallait à tout prix que je fasse réparer mon vaisseau pour me rendre dans le Formidine Rift. Ruiné comme je l’étais, je n’avais trouvé  comme solution que de confier Mary à l’Alliance, en échange des bobines magnétiques et des plaques de tôle qu’il me fallait absolument.

– Votre Asp Explorer faisait triste mine, fit le général Ramsay en se tournant vers moi, mais mes techniciens sont en train de lui offrir une nouvelle jeunesse. Vous serez bientôt libre de poursuivre votre voyage.

Il souriait toujours, mais je le sentais pressé de me voir déguerpir. J’avais hâte de partir, moi aussi.

– Restez donc déjeuner, enchaîna le général, toujours jovial, en se levant de son siège. Potage et lentilles ce midi au mess des officiers. Vous m’en direz des nouvelles.

Je n’avais pas faim. C’est Mary que j’avais vendue contre un plat de lentilles déshydratées. De nouveau, je fus pris de nausée.

 



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