Crépuscule – Chapitre 7
Je n’en peux plus.
Je ne veux plus de cette double vie que je mène depuis trop longtemps. Je ne supporte plus tous ces mystères, tous ces secrets trop lourds à porter, toutes ces trahisons.
Le temps des mensonges est terminé.
Je suis Ptoléméus.
Et je vais raconter mon histoire.
En hommage respectueux aux créateurs d’Elite : Dangerous, à la Wing Atlantis, aux Black Birds – et au cmdr Aymerix, celui par qui les aventures arrivent.
Chapitre 7
Le silence éternel
Nous n’étions pas encore sauvés. En analysant le sillage laissé par les sauts interstellaires, les chasseurs pouvaient nous suivre et nous intercepter. Je multipliais les bonds, en empruntant d’improbables itinéraires pour brouiller notre piste. Je prenais le risque de passer entre les jets polaires de pulsars déchaînés, dont le large faisceau bleuté irradiait le cosmos et provoquait des tempêtes à fracasser mes modules ; je traversais des coupe-gorges fréquentés par des brigands hors-la-loi qui se seraient fait une joie de me découper en morceaux pour le seul plaisir de tromper leur solitude. J’espérais que les Black Birds lancés contre nous ne s’aventureraient pas dans ce périple de forcené. A chaque étape, dans les hautes couches gazeuses des étoiles rencontrées, je récupérai l’hydrogène nécessaire pour continuer cette cavale insensée, puis je relançai aussitôt le réacteur d’Alcubierre. Je n’étais pas sûr que la structure de mon vaisseau, endommagée par le combat, résistât longtemps aux efforts que je lui imposais, mais je n’avais pas le choix.
Après des heures de vol et d’innombrables bonds, je décidai d’accorder quelque relâche à l’Almageste, et à mes mains engourdies à force d’être restées crispées si longtemps sur le manche à balai et la manette des gaz. Je demeurai quelque temps en vitesse de croisière dans un système désert. Puis, lorsque je jugeai tout péril écarté, au moins provisoirement, je coupai les moteurs afin de diminuer la signature thermique susceptible de trahir ma présence. Après le vacarme provoqué par les sauts successifs, le silence sidéral me parut irréel. L’Asp dérivait désormais dans l’espace profond, aussi négligeable et imperceptible que l’eût été un astéroïde égaré, ou un atome perdu. Je me sentais aussi désemparé que mon bâtiment. Je frissonnai. Je ressentais une indicible frayeur au milieu de cette immensité vide. « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? », s’était demandé jadis je ne sais plus quel explorateur de mondes lointains ; sans doute quelque victime de ce haut mal de l’espace qui commençait à me menacer moi aussi.
La voix de Mary emplit soudain mon casque et je revins à moi.
– Tout va bien, Capitaine ?
– Jusqu’ici, oui, soufflai-je. Je crois que nous pouvons nous accorder une pause. Rendez-vous dans la cambuse, Lieutenant.
Au cours de cette fuite éperdue, je n’avais plus songé à la passagère qui occupait le pont inférieur de mon vaisseau. J’étais du genre solitaire, et en général, je n’aimais pas partager les commandes de mon appareil. Mais je savais que je devais à Mary d’être sorti vivant de cette équipée.
J’ôtai mon casque, et pris le temps d’inspirer longuement l’air de l’habitacle. Sur le reflet de la verrière, je vis le visage d’un homme précocement vieilli, les joues efflanquées, le crâne presque rasé, les yeux noirs creusés sous un front fuyant ; son nez était un peu crochu, et ses oreilles étaient en chou-fleur. Une grande cicatrice barrait sa mâchoire trop carrée.
Se pouvait-il que ce pauvre hère, ce fût moi ?
– Quelle tronche tu veux ? » m’avait demandé le toubib véreux qui s’était chargé de me refaire le portrait quand j’avais dû changer de vie. C’était un chirurgien radié de son ordre, qui vivait d’opérations clandestines sur un outpost pirate du système Glete.
– Qu’importe ? Mais rends-moi différent, avais-je répondu avant de m’endormir sous l’effet de l’anesthésie. A mon réveil, j’étais devenu ce pauvre type délabré. On n’aurait pu imaginer une figure moins avenante que celle qu’il m’avait faite.
Mary, elle, était jolie. La trentaine élégante, sportive, intelligente, les yeux bleus décidés qui ressortaient sur son teint plutôt mat encadré de boucles brunes. Je soupirai.
Je détachai mon harnais et ouvris la porte du cockpit qui donnait à l’intérieur du vaisseau. Je descendis l’échelle qui menait à la cale et à la salle des machines. Je pus alors mesurer l’étendue des dégâts subis au cours de l’affrontement. Je réussis à colmater la fuite d’une vanne thermique et à remettre en place une grille de résistance, mais je constatai impuissant la destruction complète de mon scanner planétaire, ainsi que les dommages endurés par plusieurs organes vitaux. Il fallait que je mette le navire en panne dans la station la plus proche, et sans tarder.
Je rejoignis Mary dans la pièce où je stockais mes réserves. Une table en formica, deux chaises et une imprimante 3D alimentaire en formaient tout l’aménagement. Cette cuisine rudimentaire était bien suffisante pour rendre comestibles les cartouches de nourriture déshydratée que j’absorbais au cours de mes expéditions. Je glissai dans la machine les deux premières qui me tombèrent sous la main : burger et hot-dog « du chef ». J’ouvris aussi un château d’Aegaeon, millésime 3235.
– Eh bien ! On ne se refuse rien, on dirait », plaisanta Mary. « Tu as les moyens, Capitaine ».
Je me contentai de sourire. Cette bouteille de vin hors de prix m’avait été offerte en échange de certains services que j’avais rendus autrefois. Je m’étais promis d’attendre pour la déboucher une occasion qui en valût vraiment la peine. Le jour était arrivé.
– Que faisons-nous, maintenant ? demanda ma copilote après avoir absorbé une gorgée de précieux liquide.
Je tiquai devant le pluriel employé par mon amie. Je n’avais pas l’intention d’emmener Mary avec moi dans cette escapade lointaine, mais il fallait que je la mette à l’abri des Oiseaux noirs de Munfayl.
– Ca dépend », répondis-je, évasif. « Munnin ne m’avait pas menti. Il a bien chargé dans l’ordinateur de bord du vaisseau les coordonnées d’un système dans le Rift. L’endroit coïncide avec les propos que tu m’as tenus quand nous étions dans le caisson. La Flotte s’y trouve peut-être déjà. Mais l’Almageste doit d’abord être remis en bon état de marche. »
J’avais l’intention d’effectuer une rapide escale. Puis ce serait le grand saut dans le vide : huit mille années-lumière à parcourir avant, peut-être, de retrouver Alvinia.