L’âne de Buridan
11 février 3304,
Sister’s Refuge, HIP 16813
Elle avait trouvé en ce lieu étonnant et hors du temps le refuge idéal, loin du tumulte ambiant. Il régnait dans cette station aux odeurs entêtantes de métal fondu, une atmosphère et une chaleur irrespirable pour celui qui ne savait pas s’en accommoder. Bon nombre de ses BAH’KKAR avaient fléchi avant elle, ne restant que parce qu’Alvinia semblait s’adapter à cet environnement particulier. Rares étaient les marchands et négociants capables de rester plus de quelques heures dans cette station infernale, nichée au milieu d’un champ d’astéroïde si vaste qu’il laissait imaginer que l’univers tout entier était rempli d’amas de roches sombres et sales. Cette capacité étonnante à s’acclimater aussi facilement avait forcé le respect des autochtones qui, peu à peu, sortaient de leur réserve avec cette étrangère peu banale. Ils finissaient par communiquer avec Alvinia et la considéraient presque comme un membre de leur tribu. Ce qu’ignoraient les habitants mystiques de Sister’s Refuge était que coulait dans les veines d’Alvinia un sang particulier. Le sang de pionniers colonisant une planète aux tempêtes extrêmes forçant les survivants à s’adapter aux souffles de l’enfer, envers et contre tout*. La jeune Alvinia avait survécu à une tempête qui aurait tué le plus robuste de ses BAH’KKAR. Elle était devenue aussi robuste que le plus dur des métaux que Sister’s Refuge pouvait fondre.
Son enfance, à Crevit, lui revenait en mémoire dans des instants comme celui-ci. Situé à plus de cent années-lumière de ce lieu, se trouvait la ville qui l’avait vu grandir, perchée sur le Mont Messalina, bravant fièrement les plus terribles tempêtes. Alvinia repensa aux refuges et à la méditation nécessaire à la survie, pendant les innombrables journées à patienter, blotties les uns contre les autres. Dans cette proximité où l’intimé est une illusion, où les travers des puissants côtoient sans retenue ni honte ceux des plus modestes.
Ces tempêtes étaient la voie à suivre, elle le savait. Il fallait se souvenir de ce qu’elle avait appris pendant son enfance afin de trouver l’issue à ce qui la taraudait.
Comme il avait été simple de diriger ce régime fantoche aussi manichéen que brutal. La question ne se posait alors pas : il suffisait de peindre tout horizon en noir pour décider quel chemin suivre et lancer les hordes de guerriers assoiffés de sang, de reconnaissance et de victoire vénale, afin de clore le chapitre. Du reste, malgré son insistance, les tristes et sombres oiseaux n’avaient pas dévié d’un iota de leur habituelle trajectoire, se lançant dans la guerre comme un seul homme.
Alvinia en venait presque à regretter cette époque, car les cas de conscience n’étaient pas légion ! Saurait-elle, un jour, racheter ses péchés ?
Jamais, depuis un an maintenant, elle n’avait ressenti autant le poids des décisions qu’on attendait d’un leader. Les choix étaient assez minimes : rester sur une position pacifiste vis à vis ds Thargoids, au risque de laisser mourir des milliards d’êtres humains sans oser intervenir, ou embrasser la voie de la réplique avec la possibilité de participer à un carnage organisé sous la houlette de AEGIS et de ses bouchers. Ces pourfendeurs avaient déjà réuni autour d’eux une armée colossale aussi manipulée que candide au sein de laquelle se trouvaient sans nul doute ses anciens amis.
L’ancienne porte-parole savait que la décision à prendre n’était qu’une question de jours, et que les Agents devraient trancher très bientôt. Tout autant qu’elle savait que ni l’une ni l’autre des décisions n’était certaine ou bonne. Il fallait juste agir, répliquer aux tirs ou les laisser faire, mais quoiqu’il arrive elle devrait trancher. De cette décision il y aurait des déceptions et des incompréhensions. La lecture des messages qui lui parvenaient ne laissait que peu de doutes.
Sans choix, comme l’âne de Buridan, la Horde mourrait. Non pas d’avoir ou non agi, mais de n’avoir su se décider, quelles qu’en soient les conséquences.
Ils devaient le comprendre et prendre ensemble une décision aussi importante que dangereuse. Quant à Alvinia, elle soutiendrait et défendrait ce choix comme le sien.
*Lire la biographie sur l’enfance d’Alvinia de Messalina
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